De retour du Karabakh
L’Azerbaïdjan lance un vaste projet de reconstruction.
De septembre à novembre 2020, l’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont affrontés au Karabakh, faisant de nombreuses victimes, jusqu’à ce qu’un accord tripartite soit trouvé et mis en œuvre sous le contrôle de la Russie. Les territoires occupés illégalement par l’Arménie, depuis une trentaine d’années, malgré des résolutions de l’ONU, ont été récupérés par l’Azerbaïdjan en conformité avec le droit international. En France, les médias n’ont pas toujours bien compris les enjeux de ce conflit et de ses conséquences, donnant lieu à des reportages approximatifs, des jugements superficiels et de fausses informations largement relayées. Par conséquent, en juillet 2021, une enquête de terrain devenait incontournable, afin d’appréhender la situation réelle.
Stigmates de guerre
À leur arrivée en Azerbaïdjan, les voyageurs étrangers, moins nombreux à cause de la crise sanitaire, sont accueillis à l’aéroport Heydar Aliyev par un immense panneau digital : « Karabakh Azerbaïdjan. » On entend souvent ce slogan, plein de sens pour la population du pays, qui veut dire « Le Karabakh, c’est l’Azerbaïdjan. »
Ensuite Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan dans laquelle mosquées, église arménienne, synagogue et église orthodoxe vivent en bonne intelligence. Au 20ème étage d’un immeuble du centre ville, face aux gratte-ciel futuristes et aux deux tours gigantesques en forme de torchères pétrolières, l’observateur n’a pas l’impression de se trouver dans un pays qui vient de connaître la guerre pour la deuxième fois en trois décennies. D’abord dans les années 90, quand l’Arménie s’est emparée de territoires azerbaïdjanais jouxtant le Haut-Karabakh, que la partie arménienne de la population de cette région avait proclamé indépendants de l’Azerbaïdjan. Puis à la fin de 2020, lorsque l’Azerbaïdjan récupérait ces territoires après 44 jours de combats.
Et pourtant les stigmates des deux guerres sont bien présents tout au long des routes en direction de l’ouest du pays, vers le Karabakh, à bord de notre voiture qui dévore une autoroute ordinaire, avant d’emprunter des chantiers autoroutiers de grande ampleur sillonnés par des engins de travaux publics. Ces nouvelles routes vont permettre aux centaines de milliers de réfugiés de rejoindre les terres qu’ils ont dû quitter précipitamment il y a une trentaine d’années. Des panneaux de signalisation, flambant neufs, égrènent les noms des localités libérées. Un affichage de l’UNICEF et de la compagnie anglaise chargée du déminage, met en garde contre la présence de mines. Il ne faut pas s’éloigner des zones d’accès sécurisées. Il y a eu des morts, dont des journalistes, qui ont sauté sur ces mines posées par les Arméniens. Ces derniers refusent encore de donner l’intégralité des cartes des champs des mines pour faciliter le travail des démineurs.
Nous passons une kyrielle de postes où, dans les cahutes, côte à côte, on trouve militaires et policiers. Partout, des photos à l’effigie des soldats azéris morts au combat et décrétés « héros nationaux ». Partout des restes de chars carbonisés, des véhicules militaires renversés, des obus enfoncés dans le sol. Partout des maisons éventrées, ruines émouvantes de la première guerre, exhibant les restes dérisoires d’une salle à manger, d’un patio. Des cimetières musulmans ont été profanés, des pierres tombales renversées, des stèles arrachées. Les piquets des anciennes vignes, soutenant les ceps et sarments, hérissent encore les sols. Les vignes, elles, ont disparu. À perte de vue, des hectares de champs noircis par les incendies de la récente guerre. Et nulle part un seul bâtiment neuf, comme si pendant trente ans il ne s’était rien passé.
En restauration
Après Fuzouli et sa périphérie dévastés, voici Choucha, haut lieu patrimonial de l’Azerbaïdjan. Avant l’entrée de la ville sinistrée, le poste de contrôle russe, un grillage séparant les Arméniens des Azerbaïdjanais. Des heurts sporadiques sur l’ensemble des lignes de démarcation montrent que la tension est vive malgré le cessez-le-feu. Aujourd’hui, pendant qu’à Bakou le ministre des affaires étrangères de l’Azerbaïdjan, Jeyhun Bayramov, rencontre des parlementaires français en visite, Choucha est en effervescence, de nombreuses délégations s’y succédant : mexicaine, roumaine, japonaise… Des équipes de télés sont là aussi. Près des remparts de la ville, par solidarité, un groupe cosmopolite pose pour une photo, avec les drapeaux nigérien, suédois, norvégien, polonais, suisse, italien et français.
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Les traces des combats sont visibles. Bâtiments piquetés d’impacts de balles, toitures arrachées, patrimoine culturel détruit. Mais le renouveau est en marche. Les statues des célébrités culturelles et politiques des siècles passés (Bulbul chanteur, Natavan poétesse, Uzeyir Hadjibeyli compositeur) ont été retrouvées en Géorgie et rachetées par les autorités azerbaïdjanaises. Elles ont été érigées à nouveau sur la place de la mairie avec les visages lardés d’impacts de balles. La magnifique fontaine ancestrale permet de s’abreuver à nouveau à sa source. Une mosquée et une église, endommagées et laissées à l’abandon, sont en restauration. Le chef des travaux montre avec fierté les résultats obtenus, contre toute attente dans un temps si court. Des enfants jouent tranquillement dans la rue. La porte d’entrée monumentale de la cité a été éventrée, mais sa restauration est quasiment achevée. De nouvelles constructions sont déjà là : supérette, hôtel, habitations collectives.
Tout près, la « montagne de la victoire », escaladée par les troupes azerbaïdjanaises afin de reconquérir la ville, est un lieu emblématique de la fierté nationale. En haut, une vaste esplanade où on se promet de tenir un festival culturel annuel, comme dans le passé. Alors que les militaires azerbaïdjanais montent la garde dans leur campement sur les hauteurs, on peut apercevoir à quelques encablures, au fond d’une vallée, la petite ville de Khankendi pour les Azéris, de Stepanakert pour les Arméniens, considérée par ces derniers comme la capitale de leur république du Haut Karabakh qui n’a jamais été reconnue, ni par la communauté internationale, ni par l’Arménie elle-même.
L’avenir plutôt que le passé
À Khanlig, Mirvari, qui a la nationalité française depuis 2010, retourne dans son village natal pour la première fois depuis 28 ans. Pour elle qui avait toujours gardé un petit espoir d’y retourner, accompagnée de ses amis français, la déchirure est toujours là : obligée de quitter sa maison d’enfance par l’occupation de son village ! Celui-ci, très vivant dans sa mémoire, avec ses proches, ses parents, ses grands-parents, ses frères et sœurs, ses oncles, ses tantes, a disparu. La nature sauvage a fait son travail. Les routes ont disparu. Les maisons de la famille aussi. Elle cherche désespérément celle de son enfance ; les souvenirs l’assaillent et lui permettent de retrouver son l’emplacement. La maison elle-même a disparu, ne laissant que des traces au sol. Le plaisir de poser les pieds dans le jardin où elle a grandi. Un arbre, un noyer sur lequel, gamine, elle grimpait pour lire. Cette poignée de mûres qu’elle rapportera à sa mère et cette poignée de terre ramassée et déposée sur la tombe de son père, mort il y a deux ans, sans avoir pu revoir la terre libérée de ses ancêtres. Elle retrouve aussi son école transformée en centre médical. La famille a été touchée dans sa chair : le mari d’une cousine a été tué et déclaré lui aussi « héros national ». Mirvari souhaite porter un regard sur l’avenir et non sur le passé, comme les centaines de milliers de réfugiés qui souhaitent retrouver leurs attaches familiales. Elle dit avoir beaucoup attendu.
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